Réflexions sur la traduction

Semaine cinéma chinois

A l’occasion de la huitième édition de la Semaine du cinéma chinois de La Rochelle, Luisa Prudentino m’a invité à parler de mon métier de traducteur, et plus particulièrement des spécificités propres à la traduction du chinois en français d’œuvres littéraires.

Voici le texte de mon intervention. Semaine cinéma chinois 2

 

Traduire, c’est écrire, et ce faisant, embarquer le lecteur au fil du texte.

Selon moi, traduire, c’est d’abord écrire, écrire dans sa propre langue.

Mais bien évidemment, à la différence de l’écrivain, le traducteur ne créé pas de toutes pièces le texte qu’il écrit, loin de là… Il dispose de ce qu’on appelle dans le jargon des traducteurs un texte source, écrit dans une langue étrangère par une personne qui en est, elle, l’auteure originale.

Je dirais qu’un texte d’auteur, tout texte littéraire, est une invitation à embarquer pour un univers qui sera plus ou moins familier au lecteur. Lire, c’est se laisser emmener dans cet univers, y parcourir un trajet plus ou moins direct, plus ou moins tortueux, revenir parfois sur ses pas, et progresser à des rythmes différents selon les moments. C’est un peu comme si on montait à bord d’une embarcation et qu’on se laissait aller au fil de l’eau. On dit d’ailleurs aussi bien « au fil de l’eau » qu’« au fil de la lecture ».

Il me semble qu’une mission essentielle du traducteur est de faire en sorte que le lecteur de son texte traduit parcoure cet itinéraire sans jamais quitter sa barque.

Non pas qu’il faudrait que le texte soit si bon qu’on ne pose jamais le livre pour le reprendre plus tard. Mais plutôt qu’il soit traduit de façon totalement fluide, de façon à ce qu’à aucun moment le lecteur ne soit confronté à un mot ou à une tournure de phrase qui le ferait soudain se tenir à distance du texte, comme s’il s’éveillait d’un rêve. Comme si, voyageant sur cette barque au fil de l’eau, observant le paysage défiler sous ses yeux, il se retrouvait d’un coup sur la rive en train d’observer la barque.

C’est cela, à mes yeux, qu’il faut éviter. Et les écueils pouvant provoquer cet arrachement du lecteur à cette expérience d’immersion qu’est la lecture sont nombreux : tout ce qui relève de l’incohérence, de l’exotisation excessive, toutes les lourdeurs, de quelque nature qu’elles soient, etc… peuvent conduire à créer cette distance entre le lecteur et le texte traduit.

En ce sens, traduire, c’est cultiver l’art de s’effacer, de gommer les traces de son travail, au profit du texte original, de son style, de son rythme et de sa cohérence.

Sourciers et ciblistes  

On dit souvent que « traduire, c’est trahir ». L’expression est dérivée de l’italien, langue dans laquelle les mots « traducteur » et « traître » se prononcent quasiment pareil : « traduttore » et « traditore ».

Du Bellay

Tout comme en ancien français d’ailleurs, comme l’atteste le rapprochement que faisait déjà Du Bellay au XVIe siècle dans sa fameuse Défense et illustration de la langue française :  « Mais que diray-je d’aucuns, vrayement mieux dignes d’estre appelez traditeurs, que traducteurs? veu qu’ils trahissent ceux qu’ils entreprennent exposer, les frustrans de leur gloire, et par mesme moyen seduisent les lecteurs ignorans, leur monstrant le blanc pour le noir. »

Il est évidemment impossible de rendre parfaitement dans la langue cible le texte de la langue source. Et cela ne vous étonnera pas, je me range du côté des défenseurs du travail du traducteur, que je vois pour ma part bien plus comme un passeur.

Ceci dit, on peut identifier deux courants, deux écoles en traduction : les sourciers, qui chercheront toujours à rester le plus fidèle possible au texte et les ciblistes qui n’hésitent pas à s’en détacher pour favoriser la cohérence du texte traduit, avec le défaut parfois de trop adapter sa lisibilité à la cible (que cette cible soit la langue elle-même, ou le type de lecteur ciblé. Certains peuvent alors verser dans la transcréation, qui est la réécriture d’un texte. Le traducteur devient alors un « traducteur-rédacteur ».)

 Taux de foisonnement et concision

Cette tendance à adapter le texte source, à s’en éloigner, est parfois accentuée dans le domaine de la traduction du chinois au français par un facteur structurel qui est propre à cette combinaison de langues : il s’agit du taux de foisonnement entre la langue chinoise et la langue française.

Le taux de foisonnement, c’est le pourcentage d’augmentation que présente un texte une fois traduit. Calculé en nombre de signes, il est de 400% du chinois au français. Pour vous donner un ordre de comparaison, il n’est que de 20% de l’anglais au français.

L’unité de mesure d’un texte littéraire est le feuillet, qui compte 1500 signes espaces compris. Ce qu’il faut bien saisir, c’est qu’en chinois, un caractère compte pour un signe tandis qu’en français c’est chaque lettre qui compte pour un signe. D’où ce foisonnement astronomique de 400%.


Un petit exemple : 

子曰:«学而时习之,不亦悦乎?有朋自远方来,不亦乐乎?人不知而不愠,不亦君子乎?» 44 signes espaces compris

Le Maître dit : « Celui qui étudie pour appliquer au bon moment n’y trouve-t-il pas de la satisfaction ? Si des amis viennent de loin recevoir ses leçons, n’éprouve-t-il pas une grande joie ? S’il reste inconnu des hommes et n’en ressent aucune peine, n’est-il pas un homme honorable ? »  289 signes espaces compris


Certes, il s’agit de chinois classique (un extrait des Entretiens de Confucius,Confucius, traduit par Séraphin Couvreur), langue plus elliptique encore que la langue chinoise contemporaine, mais celle-ci présente elle aussi un taux de foisonnement très élevé.

Ainsi, pour obtenir une estimation du nombre de signes que comportera la traduction en français d’un texte chinois, on multiplie d’ordinaire par 5 le nombre de caractères du texte chinois. Autrement dit, en moyenne, un feuillet de 1500 caractères chinois donnera à l’arrivée 5 feuillets en français.

Or, un roman, c’est plusieurs dizaines de milliers de caractères, souvent 150 000 ou 200 000 caractères, voire beaucoup plus. A l’arrivée, cela fait vite en français des livres de 500, 600 pages ou plus, si bien que les éditeurs souhaitent parfois opérer des coupes de manière à alléger le texte, à le rendre plus attractif pour les lecteurs, mais également à alléger leur budget traduction…

Je précise que ces coupes se font toujours, bien entendu, avec l’accord de l’auteur, et avec des explications. Elles font parfois l’objet de négociations.

Fang Fang_EVLaissez-moi vous donner un autre exemple des contraintes induites par ce foisonnement. J’ai traduit pour différents journaux des articles écrits par Fang Fang suite à la parution de Wuhan, ville close en 2020 (que j’ai co-traduit avec Geneviève Imbot-Bichet), le journal dans lequel elle a chroniqué pendant 76 jours la mise en quarantaine de cette ville de 14 millions d’habitants où l’épidémie de Covid-19 s’est manifestée pour la première fois.

A chaque fois, le rédacteur en chef du journal communiquait à l’éditeur (Stock) le nombre de signes souhaité pour l’article, en français : 10 000 signes le plus souvent. J’indiquais alors à Fang Fang que son texte ne devrait pas excéder 2000 caractères chinois environ.

Bref, tout ceci est un peu technique, mais influe concrètement sur le travail du traducteur. De manière générale, la langue chinoise est par définition plus compacte, plus allusive que la langue française, et le traducteur du chinois en français doit lui aussi favoriser au maximum la concision, sans sacrifier bien sûr l’intelligibilité du texte.

On retrouve cette exigence de concision encore plus accentuée dans le domaine de la traduction des sous-titres. Le contrôle de la longueur de la traduction en français est dans ce cas directement effectué par le logiciel sur lequel on travaille, qui affiche un indicateur appelé CPS (pour « caractères par seconde »).  Pour qu’un sous-titre soit confortablement lisible à l’écran, le CPS doit se situer au maximum entre 15 et 20 caractères par seconde, ce qui oblige à trouver des formulations répondant à cette contrainte formelle.

 

Limites à la fidélité au texte source

Pour revenir aux notions de sourciers et de ciblistes, je dirais que je me situe pour ma part plutôt du côté des sourciers. Si je dois me conformer aux choix de l’éditeur en cas de coupe, pour ce qui est de la traduction proprement dite, je pars du principe que tant qu’il y a une possibilité de rendre le texte au plus près, il faut opter pour cette possibilité. Si l’auteur a écrit telle phrase plutôt qu’une autre, tel mot plutôt qu’un autre, je ne vois aucune raison a priori de ne pas respecter son choix. Encore une fois, nous ne sommes que des passeurs.

Toutefois même doués de la meilleure des volontés, les traducteurs sont confrontés à des éléments limitant cette fidélité au texte source.

Le chinois est par exemple une langue qui n’a pas peur des répétitions, tandis qu’en français, on les évite le plus souvent au maximum. Si le nom d’un personnage est répété 4 ou 5 fois en trois lignes, je favoriserai l’utilisation du pronom personnel ou du possessif correspondant en français. A contrario, si je ne le faisais pas, le texte apparaîtrait bien lourd au lecteur français et perturberait sa lecture.

Il peut arriver aussi que traduire trop littéralement exotise exagérément un passage.

Il y a par exemple un passage dans le journal de Fang Fang, où elle emploie l’expression 多如牛毛 duō rú niúmáo, qui signifie littéralement « aussi nombreux que les poils d’un bœuf », « aussi nombreux que les poils sur le dos d’un bœuf ». C’est une expression imagée, qui n’a pas d’équivalent en français. La traduire littéralement aurait eu un effet un peu incongru si bien que j’ai opté pour une formulation beaucoup plus neutre, mais qui conserve la signification de « multitude » :

« Dans notre pays, les médias officiels et la presse en ligne documentent chaque jour les sujets dont tout le monde veut entendre parler. Les articles décrivant la situation d’ensemble, la tendance de l’épidémie, les comportements héroïques ou l’ardeur de la jeunesse sont légion. »

Shen FuyuIl existe également des cas où traduire littéralement revient à traduire faussement : dans un passage d’un roman de Shen Fuyu申赋渔 intitulé Rivière, le narrateur revient dans son village natal et part à la recherche d’un ami d’enfance. Son père lui apprend que l’ami en question tient un petit étalage d’articles en bambou dans le bourg voisin. Lorsque le narrateur s’y rend, il finit par repérer l’étal de son ami près d’un pont et le décrit comme un abri fait, littéralement, de « peau de serpent ». Evidemment, cela semble peu probable, étant donné le contexte. Il se trouve qu’en chinois, on emploie cette expression pour désigner les plastiques tressés, comme ceux dont sont fait les sacs Tati par exemple :

« Quelques rares passants avançaient d’un pas pressé dans les rues presque désertes. Des colporteurs rangeaient déjà leurs marchandises et s’apprêtaient à rentrer chez eux. Sur les étals, il y avait de tout : des râteaux et des houes, des couteaux de cuisine de toutes tailles, des chaises, des tabourets, des graines de fruits et de légumes, mais aussi des vêtements et de la nourriture à emporter. J’avançai jusqu’au pont de pierre. Mon père m’avait dit que je trouverai Petit-Bol par là. Je repérai un abri fait de toile en plastique appuyé contre un poteau électrique. Dessous étaient présentés à même le sol toutes sortes d’objets en bambou de belle facture : des nattes tressées, des tamis, des pelles à poussière… Je m’arrêtai. Le vendeur assis à côté avait un visage renfrogné et maussade. Au moment où je le regardai, il leva la tête. »

Dans ce cas particulier, si l’on ne connaît pas déjà le sens figuré de l’expression, il faut bien entendu prendre garde à ne pas tomber dans le piège d’une traduction littérale, et faire quelques recherches pour en élucider le sens.

L’élucidation

Emoji loupeCette dimension d’élucidation fait partie du travail de traducteur. Et je dois dire que c’est un aspect de ce travail que j’apprécie. On doit souvent mener l’enquête. Non pas seulement chercher une définition, le sens d’un mot. Mais se familiariser avec un contexte, une période historique parfois, un domaine technique, pour trouver le mot juste.

Souvent, le roman lui-même délivre tôt ou tard la clé d’un passage qu’on ne comprend pas au premier abord. La manière dont un auteur construit son intrigue peut retarder la révélation d’informations utiles au traducteur. C’est pourquoi, je n’hésite pas à laisser de côté un passage qui ne me semble pas clair, en attendant de trouver dans la suite du texte les éléments qui me permettront de mieux comprendre ce dont il est question.

Dans le cas de la traduction du journal de Wuhan de Fang Fang, nous ne disposions pas réellement d’une telle cohérence interne de l’œuvre, dans la mesure où il ne s’agissait pas d’un roman, mais de la chronique de faits réels.

Dès lors, j’ai souvent rencontré le cas de références difficiles à comprendre au premier abord, car elles étaient issues de l’actualité en Chine à une date précise, et étaient évoquées sans les informations complémentaires qu’apporte dans un roman une contextualisation plus riche. J’ai donc effectué dans ces cas-là des recherches, le plus souvent sur Internet, vu qu’il s’agissait d’actualités, pour trouver des articles ou des commentaires qui faisaient référence aux événement chroniqués par Fang Fang, afin de mieux les comprendre, et donc de les traduire correctement.

Par exemple, dans le billet du 17 février, Fang Fang évoquer les blagues qui circulent sur Internet au sujet du confinement décrété à Wuhan et dans tout le Hubei et rapporte le jeu de mot fait par un internaute sur les habitants de Huanggang, une ville située à 80 km de Wuhan, en rapport avec un manuel d’exercices de maths éponyme : « Les Enigmes de Huanggang ».

HuanggangJ’ai dû faire quelques recherches avant de comprendre ce qu’étaient ces Enigmes de Huanggang, et pour que la traduction soit plus cohérente, j’ai légèrement surtraduit en ajoutant qu’il s’agissait d’un manuel « bien connu des collégiens ». Sans cela, le passage aurait paru un peu obscur au lecteur français :

« Un nouvel ordre administratif, plus strict encore que les précédents, est paru : désormais, plus personne ne peut sortir de chez soi, sauf obligation professionnelle ou mission d’intérêt public. Et encore, il faut une autorisation de circuler. Je ne sais pas si c’est vrai ou non, mais j’ai entendu dire que toute personne contrôlée sans cette autorisation était placée en quatorzaine sur-le-champ. Un de ces internautes qui aiment tant les calembours a assuré qu’à Wuhan, ça allait encore, mais qu’à Huanggang, les contrevenants étaient obligés, pendant cette quatorzaine, de résoudre des problèmes de maths de niveau 5e piochés dans le manuel de soutien scolaire Les Énigmes de Huanggang, bien connu des collégiens, et que la plupart n’y arrivaient pas. »

Références poétiques

J’ai également été amené à faire des recherches à chaque fois que Fang Fang citait ou faisait référence à des poèmes chinois plus ou moins anciens.

La référence était parfois juste allusive :

Toujours dans ce billet du 17 février, Fang Fang écrit :

« Mon billet d’hier a de nouveau été effacé de WeChat. Sentiment d’impuissance dans cette période d’impuissance,

 puis deux vers, dont j’ai découvert que le deuxième était tiré d’un célèbre poème de Cui Hao, poète de la dynastie des Tang :

 Mes notes de quarantaine, où donc les publier ?

Voir le fleuve sous la brume me rend mélancolique.»

Tour de la grue jaune

Nous avons pour expliciter cet emprunt ajouté une note indiquant qu’il s’agissait d’un pastiche d’un vers du poème « La Tour de la grue jaune » de Cui Hao (704 ?-754) poète de la dynastie des Tang : Voici le crépuscule, où donc est mon pays natal ?/ Voir le fleuve sous la brume me rend mélancolique.

Autre exemple. Dans sa préface, Fang Fang fait également allusion à un vers célèbre…

«Le 22 janvier, veille du placement de la ville en quarantaine, ma fille est rentrée du Japon. Je suis allée la chercher à l’aéroport à dix heures du soir. Dans les rues, il n’y avait déjà presque plus de voitures ni de passants. À l’aéroport, la plupart des personnes qui se tenaient dans le hall des arrivées portaient un masque. L’atmosphère était lourde, tout le monde paraissait tendu, on ne baignait pas dans l’habituel brouhaha ponctué de rires et d’éclats de voix. C’est durant ces quelques jours- là que les Wuhanais ont le plus cédé à l’inquiétude et à la panique. Avant de sortir, j’ai laissé un message à des amis sur WeChat, leur disant que j’avais l’impression de sentir « les rafales de vent sur l’eau glacée de la rivière Yi ».

 Qui, une fois identifié, a donné lieu de nouveau à une note de bas de page :

Citation d’un poème de Jing Ke (?-227 av. J.-C.), dont le sens est éclairé par le vers qui suit : « Le héros passe le gué, reviendra- t-il jamais ? »

Noms et appellations

Je terminerai cette présentation des facteurs obligeant le traducteur à prendre de la distance par rapport au texte source pour délivrer un texte cible le plus fluide possible par l’évocation de la difficulté que représente la traduction des noms et des appellations chinois en français.

Vous le savez peut-être, un nom chinois comporte le plus souvent trois caractères, parfois deux. Le premier est le nom de famille, le ou les deux suivants forment le prénom. Or, le prénom a toujours un sens.

Il arrive en français que les prénoms aient un sens aussi : Eugène (bien née), Victoire, François…

Mais en chinois, il faut savoir que c’est systématique.

Et il est souvent difficile d’échapper à l’exotisation quand on les traduit.

C’est pourquoi, il arrive souvent qu’ils ne le soient pas et qu’on conserve uniquement le pinyin (caractères romains), qui a l’avantage d’être plus neutre et l’inconvénient de sacrifier de l’information.

Dans la nouvelle de Shen Congwen dont est tirée le film que nous venons de voir [La jeune fille Xiaoxiao de Xie Fei], par exemple, les noms des personnages ne sont pas traduit. Pourtant, Huagou 花狗 a bien un sens, celui de « chien tacheté », tout comme Xiaoxiao 萧萧, redoublement d’un caractère qui signifie « désert, solitaire » et qui évoque par onomatopée le bruit du vent dans les arbres, ou de la pluie selon les sources, donc un paysage empreint de mélancolie.

Xiaoxiao étant orpheline, on aurait pu envisager de traduire son prénom par « Solitude » s’il existait en français comme le prénom Soledad existe en espagnol.

Dans Rivière, de Shen Fuyu, le nom de la plupart des personnages, des surnoms en réalité, a été traduit : le narrateur, un enfant, est appelé « Gros-Poisson » et son petit frère « Petit-Poisson ».

Leurs grands-parents, qui occupent une place importante dans l’histoire, sont nommés par le narrateur « Grand-père » et « Grand-mère ».

Il faut savoir que les Chinois sont friands des appellations, beaucoup plus que les Français, et c’est une difficulté pour le traducteur. Il en existe des myriades : appellations familiales ou sociales (patron, directeur, docteur, professeur…).

Des appellations souvent bien plus précises que ne l’est le français.

Prenons un exemple :

« Oncle » peut se dire de 5 façons en chinois, selon le rapport qu’entretient le locuteur avec la personne désignée :

Jiujiu伯伯 bóbó pour l’oncle paternel plus âgé que le père du locuteur

叔叔 shūshu pour l’oncle paternel plus jeune que le père du locuteur

 舅舅 jiùjiù pour l’oncle maternel

 姑丈 gūzhàng ou 姑父 gūfu pour le mari de la tante du côté du père.

 姨父 yífu pour le mari de la tante du côté de la mère !

Nous avons là un bel exemple d’une notion mise en avant par le linguiste Ferdinand de Saussure : la variabilité dans le découpage du réel… qui n’est pas sans conséquence pour le traducteur : la langue française s’avère dans ce cas beaucoup plus pauvre, et donc limitée quand il s’agit de traduire ces nuances.

Quant à traduire littéralement ces appellations, cela conduit souvent à alourdir le texte français : cela donnera des noms de personnages tels que « Troisième sœur You » ou « Directeur Li ».

Dans Wuhan, ville close, Fang Fang emploie par exemple les trois appellations suivantes : 小哥, 二哥 et 大哥, littéralement « petit grand-frère », « deuxième grand-frère » et « frère aîné ».

Pour traduire小哥, 二哥 et 大哥, nous ne disposions a priori que d’un faible réservoir de mots correspondant dans le lexique de la langue française : « mon frère aîné », « mon frère cadet » et « le benjamin ». Si nous pouvions employer « frère aîné » pour大哥, les deux autres termes s’avéraient inutilisables, dans la mesure où les frères de Fang Fang sont tous trois plus âgés qu’elle : désigner二哥 par « cadet » et 小哥 par « benjamin » aurait en effet laissé entendre que ses deux frères là étaient plus jeunes qu’elle.

Nous avons donc dû expliciter ces deux termes. C’est ainsi que nous avons traduit « 小哥 » par « Le plus jeune de mes frères aînés » à la première occurrence, dans le billet du 26 janvier :

« La bonne nouvelle de mon côté, c’est que pour le moment, aucun de mes proches n’a été infecté. Le plus jeune de mes trois frères aînés habite pourtant en plein coeur de la zone épidémique, près du marché de fruits de mer Huanan et de l’hôpital central de Hankou. Sa santé fragile le conduit souvent dans cet hôpital, mais heureusement, ni lui ni sa femme ne sont atteints. Il m’a dit avoir suffisamment de nourriture pour tenir dix jours sans devoir sortir.»

Cette première occurrence arrivant assez tôt dans le texte, et le lecteur étant informé que Fang Fang a trois frères aînés, nous avons ensuite traduit « 小哥 » par « le plus jeune de mes frères » ou « mon plus jeune frère » dans la suite du texte, « 二哥 » par « mon deuxième frère » et大哥 « mon frère aîné » ou « l’aîné de mes frères ».

Les notes de bas de page

Les éditeurs préfèrent souvent limiter les notes de bas de page dans les romans : ce ne sont pas des ouvrages académiques, et il serait fastidieux pour le lecteur de se reporter trop souvent en bas de page pour s’abreuver d’informations pléthoriques.

Il n’empêche, elles nous paraissent à nous, traducteurs, bien souvent indispensable à une bonne compréhension du texte. Elles viennent combler les lacunes inévitables engendrées par la différence culturelle.

WuhanAinsi, dans Wuhan, ville close, une note de bas de page a été insérée à la première occurrence de Hankou. Parmi les lecteurs français, rares sont ceux qui pourraient placer Wuhan sur la carte de Chine. Et plus rares encore à savoir que Wuhan est une conurbation réunissant trois agglomérations autrefois indépendantes.

 

D’où cette note :Wuhan conurbation

 « La ville de Wuhan, capitale provinciale du Hubei, s’étend de part et d’autre du fleuve Yangzi et réunit trois villes jadis indépendantes : Wuchang sur la rive droite, le district de Hanyang et Hankou sur la rive gauche. »

 

Idem pour les Moments de WeChat, dont peu de lecteurs français savent qu’il s’agit d’un espace de partage semblable au « mur » de Facebook et Weibo : Weibo (littéralement « microblog ») est un réseau social comparable à Twitter, avec des publications limitées à 2 000 caractères chinois pouvant être lues de tous.

 Ou pour les小区 xiǎoqū que nous avons traduit par « Résidence » mais en ajoutant une note pour montrer en quoi elles sont différentes de ce qu’on désigne en français par une « résidence ». A Pékin ou Shanghai, les小区, ce ne sont pas un ou deux immeubles, mais tout un ensemble d’immeubles pouvant compter plusieurs milliers d’habitants, avec une cour et un accès privatif (en général un portail principal et un portail à l’arrière), tandis qu’un « quartier » comprend une dizaine de résidences regroupant, en plus des habitations, tous les services utiles au quotidien.

Conclusion

J’espère avoir pu vous donner un aperçu de ce que la langue chinoise présente de spécifique pour le traducteur ou la traductrice sur le plan formel (la concision de la langue, son aspect elliptique, sa syntaxe particulière) comme sur le fond (avec toute la différence culturelle qui s’exprime à travers elle).

Et que malgré cette spécificité, malgré l’écart important qui la sépare de notre propre langue, cette langue chinoise, qui se présente à nous, Européens, comme la matérialisation d’une forme d’altérité absolue, aussi bien par son système d’écriture (les sinogrammes) que par sa prononciation (des monosyllabes) et son système tonal, peut être traduite en français. Cette possibilité, au fond, repose sur le fait que, même si nous sommes parfois surpris, voire déstabilisés par cette altérité, nous partageons avec elle un socle commun, une expérience physique et mentale, pour ne pas dire spirituelle, commune du monde dans lequel nous vivons.

En ce sens, la traduction témoigne avant tout de la variabilité de l’expression linguistique de l’être humain, et à travers cela, de sa façon de percevoir le réel et d’entrer en relation avec lui. Et elle permet d’accéder à ces modes différents, multiples, nous offrant l’opportunité d’enrichir l’expérience de notre propre rapport au monde.

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