Wuhan, ville close – Fang Fang

Wuhan, ville closeWuhan, ville close (que j’ai co-traduit avec Geneviève Imbot-Bichet et qui est paru chez Stock le 9 septembre 2020) est le journal écrit par Fang Fang, romancière renommée en Chine, depuis Wuhan, sa ville de résidence, où elle s’est retrouvée confinée fin janvier 2020 pendant 76 jours, partageant le même sort que les neuf millions d’habitants restés bloqués dans la capitale du Hubei (5 millions de personnes ayant fui, par ailleurs, avant la fermeture de la ville). Très vite, ce journal publié sur plusieurs réseaux sociaux (dont Weibo, le plus fréquenté) est lu, chaque jour, par des millions de personnes. Pour leurs lecteurs, la régularité de ces billets, publiés chaque soir aux alentours de minuit, et l’empathie dont ils témoignent, agissent comme un baume apaisant. Ils se reconnaissent aussi dans les frustrations, l’angoisse et la colère exprimées par Fang Fang au fil des jours, comme elles le sont par d’innombrables internautes par ailleurs – Fang Fang, de ce point de vue, n’a fait que refléter des sentiments alors largement partagés.

Pourtant, au bout d’une quinzaine de jours environ, des critiques commencent à lui être adressées : on lui reproche de ne se concentrer que sur les aspects négatifs de la gestion de la crise, voire de colporter des rumeurs. Fang Fang a tôt fait d’identifier les auteurs de ces critiques : des ultra-nationalistes, apôtres de l’“énergie positive” (正能量), pour qui l’Etat et le Parti ne peuvent être remis en cause sous aucun prétexte. Et elle ne se prive pas de leur répondre, dans son journal, rendant coup pour coup avec beaucoup d’aplomb.

Un mois plus tard, ces critiques, jusque là éparses, se muent en un torrent de messages d’insultes et de menaces. Fang Fang a vendu les droits de son journal à l’étranger. Des milliers de personnes lui reprochent de « fournir des balles à l’occident », l’accusent de traîtrise. Mais, le choc de cet assaut numérique passé, Fang Fang perçoit rapidement qu’elle est victime d’une attaque orchestrée par… le courant ultra-nationaliste, de nouveau : ces milliers de messages sont apparus dans les commentaires de son compte Weibo du jour au lendemain, d’un seul coup. C’est la marque de fabrique de ce courant extrémiste néo-maoïste, spécialiste des attaques coordonnées à grande échelle contre des cibles désignées, et qui s’est emparé de ce prétexte de la publication à l’étranger pour réduire Fang Fang au silence.

En effet, Fang Fang, tout en affirmant à de nombreuses reprises son soutien aux autorités dans la gestion de la crise, n’hésite pas à parler de ce que le gouvernement voudrait cacher : il est apparu, au fil des semaines, que les autorités ont temporisé vingt jours avant d’annoncer que le virus était transmissible d’humain à humain, cela afin de ne pas faire de vagues au moment où se tenaient à Wuhan deux grandes réunions politiques annuelles. Dès le début du mois de mars, Fang Fang a clairement appelé à établir quelles étaient les personnes impliquées, et à ce qu’elles assument leurs responsabilités en démissionnant de leur poste officiel, a minima. A ce moment-là, elle n’est pas la seule à demander à ce que tous ceux qui ont caché la dangerosité du virus soient sanctionnés. Mais avec le succès de son journal en ligne, en reflétant ce sentiment largement partagé, elle devient, de fait, la porte-parole de tous les mécontents, de toutes les victimes du virus. D’où l’urgence, pour certains, de la faire taire…

Fang Fang est une écrivaine talentueuse. Une figure qui résiste aux analyses trop simplistes : à la fois dans le système (elle a fait deux mandats à la tête de l’Association des écrivains du Hubei), attachée à l’orientation prise par la Chine ces quarante dernières années (les réformes et l’ouverture) et dans ses marges, n’ayant jamais adhéré au Parti communiste, n’hésitant pas à revendiquer la liberté de s’exprimer et à se faire la porte-voix des laissés pour compte du rêve chinois.

Ceci dit, dans cette période de confrontation entre la Chine et l’Occident, il serait facile d’instrumentaliser Fang Fang. De lui faire dire tout le mal qu’on peut penser du régime autoritaire de Xi Jinping (on pourrait d’ailleurs en déduire que c’est ce dont ont eu peur ses détracteurs en Chine, mais leur vraie crainte semble surtout avoir été, encore une fois, que Fang Fang puisse cristalliser, à un moment critique, la colère populaire qui grondait dans le Hubei et les autres provinces chinoises). Fang Fang n’attaque pas le régime de front. Non qu’elle en ait peur. Simplement, cela n’a jamais été son intention. Ceux qu’elle attaque (ou, pour être plus précis : ceux contre qui elle dirige ses contre-attaques), ce sont les tenants d’une nouvelle Révolution culturelle, le courant néo-maoïste, qui, s’il est proche du pouvoir (Hu Xijin, le rédacteur en chef du Huanqiu Shibao, en est l’une des figures les plus emblématiques), ne se confond pas avec lui.

Fang Fang a grandi sous la Révolution culturelle. Elle a mis, de son propre aveu, vingt ans à se déconditionner de cette période, accédant à une liberté de penser par elle-même qu’elle chérit, celle-là même qu’elle a mise en oeuvre dans son journal. Aujourd’hui, elle ne s’érige pas en dissidente, ni en figure d’opposition, mais s’inscrit au contraire dans un souhait de continuité de la période de réformes et d’ouverture, seule voie possible pour la Chine de se libérer de ses démons. En ce sens, le soutien qu’elle exprime au gouvernement à plusieurs reprises dans son journal peut être lu comme un appel aux plus hautes autorités du pays à poursuivre dans cette voie de l’ouverture.

Frédéric Dalléas

Quelques liens d’articles et d’émissions liés à la sortie de Wuhan, ville close chez Stock :

France Culture

Courrier International

Libération

L’Obs

Le Monde

 

 

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