Eté 2019 : je suis interprète de Fang Fang au festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo. Nous nous sommes bien entendus et avons échangé nos comptes WeChat. Au moment où éclate l’épidémie de ce qu’on appelle encore le « nouveau coronavirus », je suis sur son compte le récit qu’elle fait, au quotidien, de l’angoisse et de la mort qui s’abattent sur Wuhan. J’en traduis un extrait pour Courrier international, qui paraît le 20 février, un mois après le début de la pandémie. Sept mois plus tard, les billets quotidiens de Fang Fang, réunis en un journal, paraîtront chez Stock en français sous le nom de Wuhan, ville close (que j’ai co-traduis avec Geneviève Imbot-Bichet). En Chine, après avoir circulé plus ou moins librement sur le net, ils ont fini par être complètement censurés, Fang Fang ayant été injustement accusée de salir l’image de la Chine dans ce récit courageux qu’elle a produit de l’intérieur de la première ville au monde de cette taille (14 millions d’habitants) à jamais avoir été placée en quarantaine…
Extrait :
Ces derniers jours, les personnes dont j’ai appris la mort m’ont semblé de plus en plus proches de moi. La petite cousine de mon voisin. Le petit frère d’une de mes connaissances. Les parents et la femme d’un ami, puis cet ami lui-même. Nous n’avons plus assez de larmes pour pleurer. Ce n’est pas qu’en temps ordinaire, nous n’ayons jamais enduré la mort d’une personne aimée : qui n’a jamais perdu un proche tombé gravement malade et n’ayant pu être sauvé par la médecine ? Non, cette fois-ci, il s’agit d’un véritable fléau, qui ne répand pas seulement la mort parmi les personnes contaminées au début de l’épidémie, mais aussi le désespoir : leurs appels au secours sont restés vains, impossible de trouver un médecin, ni même des médicaments. Il y a trop de malades, pas assez de lits, les hôpitaux ont été pris de court. Que faire alors, sinon attendre la mort ? Combien de ces personnes atteintes par le virus pensaient couler des jours paisibles encore des années, se disaient qu’elles iraient chez le médecin si elles tombaient malades ? Combien d’entre elles n’étaient pas préparées à mourir, et moins encore à se trouver dans l’impossibilité de consulter un médecin ? La souffrance et le désespoir qu’elles éprouvent dans leurs derniers jours sont plus profonds qu’un gouffre. Aujourd’hui, je disais à une amie qu’on ne pouvait que se sentir triste et oppressé à force de recevoir chaque jour de telles nouvelles. « Le virus ne se transmet pas d’homme à homme, nous maîtrisons la situation. » Ces quelques mots [prononcés le 10 janvier par Wang Guangfa, spécialiste des maladies respiratoires de l’université de Pékin] se sont mués en larmes de sang, celles de toute une ville, submergée par une tristesse infinie.